LES
SÉPHARDINS EN FRANCE SOUS L'ANCIEN RÉGIME
Une
controverse s'est ébauchée il y a quelques mois entre M. Charles Maurras et M.
Henri de Kérillis sur l'attitude de la monarchie
française à l’égard des juifs. M. de Kérillis ayant
avancé que les rois de France étaient philosémites, M. Charles Maurras
s'indigne de cette « étonnante doctrine ». Pour lui, la vérité est tout autre :
« Du haut moyen âge au gagaïsme révolutionnaire du bon roi Louis XVI, les juifs
étaient soumis, tant bien que mal, au régime du ghetto. Ils participaient
qu’exceptionnellement et dans des cas de mérite personnel éprouvé à la
direction, à l’administration, à la judicature. Ce peuple étranger était traité
dans le royaume comme un étranger dont on naturalisait et dont on récompensait,
conformément à la justice, les bons éléments. »
Cependant,
le 2O novembre, dans L’Epoque, M. de Kérillis
reprend et précise sa thèse « Au seizième siècle, écrit-il, les
persécutions espagnoles et portugaises soulevèrent l’indignation de la cour.
Henri II ouvrit aux fugitifs juifs les portes de Bayonne, Saint-Jean de Luz et Bordeaux, afin de rester fidèle à « la pitié
chrétienne et la générosité qui est coutume du royaume » Louis XIII renouvela
et élargit les édits... Après Henri II et Louis XIII, Louis XIV accorde des «
concessions » nouvelles aux juifs du royaume, leur ouvre le commerce de la
navigation et correspond avec Spinoza auquel il offre une pension. Louis XV va
plus loin. Il reçoit à la cour une députation des juifs de Bordeaux, et, pour
la première fois dans le monde chrétien, il offre des titres de noblesse à sept
d’entre eux dont Abraham Gradis et Isaac Péreire. Après de longs pourparlers, les juifs re fusent, ne pouvant pas « prêter serment sur la
Croix » et le roi ne pouvant pas les dispenser de ce serment. Sous Louis
XVI, la politique à l’égard du judaïsme se manifeste par une série de mesures
favorables aux juifs d'Alsace, d’Avignon et de Paris. Le duc de
Clermont-Tonnerre qui prononça, le 21 décembre 1791, un discours passé à
l’Histoire sur l’ « émancipation », l'avait dit-on présenté au roi. »
Le
directeur de l’Action française reprend la plume le 21 novembre pour répondre à
M. de Kérillis. La monarchie, écrit-il, a travaillé
avec l’Église « non à un antisémitisme de
peau que l’une et l’autre répudiaient comme nous le répudions nous-mêmes,
mais à un antisémitisme d’Etat... Si à l’étranger, un voisin forçait un peu la
note contre les juifs, il pouvait être avantageux au royaume de leur offrir des
lieux de sûreté. Les juifs se tenaient-ils à leurs places, les juifs
rendaient-ils des services à l’État et à la nation, pourquoi les rois les
auraient-ils boudés?... on sait que la plupart des savants étrangers du
dix-septième siècle furent pensionnés par le Roi Soleil. Le renom de Spinoza
suffisait à le coucher sur la liste des bénéficiaires. Qu’est-ce que cela
prouve contre l'antisémitisme d’État? » La vieille France mettait le peuple
juif à part « en raison de sa foi, de sa consistance ethnique, et, quand
des sujets distingués s’en dégageaient, en toute liberté, elle se les agrégeait
et se les assimilait ».
Ainsi,
pour M. de Kérillis, c'est le philosémitisme qui est
la règle, de Henri II à Louis XVI. Pour M. Maurras, au
contraire, la règle avant Louis XVI est l’antisémitisme, et les faits cités par
M. de Kérillis ne représentent que des dérogations
individuelles. Mais ne remarque-t-on pas que les faveurs dont il est question
sont toutes accordées à des juifs
portugais ? En réalité, comme toute l’Europe de l'ancien régime, la Vieille
France était antisémite. Mais, dans cette Europe antisémite, en France comme
ailleurs, on distinguait parmi les juifs un groupe particulier, celui des Séphardins,
appelés aussi « juifs espagnols », « juifs portugais » ou,
simplement « Portugais », qui jouissaient d’une considération plus
grande et bénéficiaient partout d'une situation privilégiée : soit privilégiée
de fait, soit même — c’était le cas en France, au Danemark et dans la ville
libre de Hambourg — privilèges reconnus par les lois. L’ancienne France n'avait
donc pas une politique juive, elle en avait deux, deux politiques, deux
législations, applicables à deux groupes distincts.
D’une
part il y avait les Espagnols et Portugais, naturalisés par Henri II en I550 et
dont les privilèges ont été ensuite périodiquement confirmés ou étendus. A ceux-là,
les assemblées révolutionnaires n'ont rien eu à accorder, puisqu’ils n'avaient
rien à demander. L’Assemblée nationale se contente, en janvier 1790, de
décréter qu’ils « continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’à
présent... et, en conséquence, ils jouiront des droits de citoyen actif
lorsqu’ils réuniront d’ailleurs les conditions requises par les décrets de l'assemblée
». L'assemblée avait renoncé à accorder indistinctement les droits de citoyen
actif à tous les juifs du royaume, Reubell, député de l’Alsace, et Mgr de La Fare, évêque de Nancy (lui-même descendant d'une famille judéo-espagnole[1]
) l’ayant avertie qu’en Alsace un tel décret risquait de provoquer une sédition
populaire contre les juifs. Ce n’est que le 27 septembre 1791 que l'assemblée
révoqua toutes réserves et exceptions et reconnut les droits civils et
politiques à tout juif qui prêterait le serment civique.
La
condition des « juifs allemands » dans la France de l’Ancien Régime n'est pas
l'objet de cette étude. Je conclurai seulement, sur ce point, qu’elle ne paraît
pas avoir été autre que ne le veut la thèse de l'antisémitisme d’Etat des rois
de France. Il faut même reconnaître que les atténuations apportées à cette
thèse par M. Maurras, quand il parle de distinctions et d’assimilations
individuelles, semblent, en ce qui les concerne, sans objet : à l'exception
d'un certain Lippman qui vers la fin du dix-huitième
siècle se servit d'un homme de paille « aryen » pour faire l’acquisition
d'une baronnie, je n'ai pas connaissance que des « juifs allemands » de ce
temps se soient élevés sensiblement au-dessus de la condition qui leur était
faite.
Quant
aux juifs provençaux ou avignonnais, intermédiaires à tous égards entre les
« juifs allemands » et les « Portugais » ou Séphardins
auxquels on les assimile parfois, il n'y a pas non plus grand’chose
à en dire. Leur condition légale s'était identifiée peu à peu à celle des
Portugais, mais, à l'exception du financier Samuel Bernard, qui était
probablement des leurs, on peut dire qu'ils n'ont joué aucun rôle dans la
société de l’Ancien Régime. C'étaient de bonnes gens tranquilles, dont l'heure
n'était pas venue : ils attendaient l'ère nouvelle, non point celle du marxisme
et de Trotsky ou seulement de Blum, mais celle du
radical-socialisme modéré et de M. Albert Milhaud.
Restent
les Portugais ou Séphardins[2],
dont la destinée, en France comme ailleurs, présente un contraste total avec
celle des autres juifs. Pour ce qui les concerne, je n'hésite pas à dire qu’ils
ont joué un rôle plus important et plus remarquable dans l'ancienne France que
dans la France postrévolutionnaire. Mais avant de prouver ce qui vient d'être
avancé, il faut situer d'un mot la famille dont ils sont issus.
Les
Séphardins ont été jadis une race nombreuse : on
en comptait 850 000, en 1290, dans le seul royaume de Castille[3],
ils représentaient, a cette époque, le tiers ou la moitié des fidèles de la
religion juive. Mais, à la voix de prédicateurs dont le plus illustre, saint
Vincent Ferrier, était, selon Basnage,
de leur sang, la plupart des Séphardins se
convertirent au christianisme et les descendants de ceux-ci se fondirent dans
la population pour la plupart espagnole. En 1492 les Séphardins
non encore convertis[4]
furent invités à se convertir ou à quitter l’Espagne. L’édit des Rois
Catholiques expose que beaucoup de nouveaux chrétiens judaïsaient en secret
sous l'influence de parents ou demis non-convertis qui leur enseignaient la
religion juive et venaient leur rappeler la date des fêtes juives. A cette
situation ils ne voyaient d'autre remède que l'unification religieuse de
l'Espagne. Cinquante mille encore se convertissent et 180 000 émigrent
(ces chiffres s'appliquent à l’ensemble des royaumes ibériques : Castille,
Aragon, Portugal, etc.) que viennent rejoindre à l'étranger, au cours du
seizième siècle, quelques milliers ou dizaines de milliers de nouveaux
chrétiens ou « Marranes », dont la conversion n'était pas solide ou qui se
sentaient suspects à l’Inquisition. Dispersés en divers pays, en Hollande, en
France, en Angleterre, dans les Balkans, les Séphardins
sont demeurés à peu près stationnaires en nombre, et n’ont suivi ni la
progression démographique de leurs anciens compatriotes, ni — encore moins —- celle
de leurs coreligionnaires d’autres souches, qui sont aujourd’hui soixante ou
quatre-vingt fois plus nombreux qu’eux-mêmes. Si l’on ajoute à cela qu’ils ne
comptent de représentants ni dans la haute finance ni dans le marxisme et qu’ils
sont enclins à se fondre par conversions et mariages mixtes dans la population
chrétienne de leur patrie, on comprendra le peu de bruit que les Séphardins font aujourd’hui dans le monde.
Ces
exilés d’Espagne n’étaient pas chassés, comme les malheureux juifs du IIIe Reich, par la haine de leurs compatriotes ou de leur
gouvernement. On avait tout fait pour les décider à se convertir et à demeurer
Espagnols. Les convertis étaient adoptés dans les familles nobles. Les Rois
Catholiques eux-mêmes avaient multiplié, non sans succès, les pressions
individuelles sur ceux de leurs sujets juifs qui leur étaient le plus agréable
ou le plus utiles. Les Séphardins juifs ou chrétiens,
avant 1492, et les Séphardins nouveaux chrétiens,
après 1492, ont joué dans les royaumes espagnols un rôle considérable. Pendant
des siècles des familles telles que les Abarbanel, (ou
Abravanel) les Benveniste, les Caballeria,
les Santangel, ont fourni aux rois d’Aragon et de
Castille des médecins, des conseillers privés, des administrateurs ou des
diplomates. De saint Julien de Tolède, archevêque de Tolède et primat d’Espagne
au huitième siècle, à Fray Luis de Léon, l'illustre
poète mystique du Siècle d’Or, en passant par les Santa-Maria de Cartagena qui se
succédèrent sur le siège épiscopal de Burgos, par Francisco de Spina, recteur
de l'Université de Salamanque, membre du conseil suprême de l’Inquisition et
évêque d‘Orense, et par le Père de Polanco, le plus
intime collaborateur de saint Ignace de Loyola, les nouveaux chrétiens sont
nombreux qui ont compté parmi les gloires ou les notabilités de l'Église
d’Espagne.
Quand
les exilés d'Espagne débarquent à Rouen ou à Anvers ou à Amsterdam ou à
Salonique, ou passent les cols des Pyrénées, parfois vêtus en gentilshommes et
l’épée au côté tels que les décrit une vieille chronique, on leur fait partout
bon accueil. A Hambourg, où les juifs allemands ne sont pas admis (ils n’y
seront admis qu’à la fin du dix-septième siècle et seulement en qualité de
domestiques des Portugais), le Sénat de la Ville libre les autorise à s’établir
et l’un d'entre eux, l'astronome Boccario Rosales est
fait comte palatin par l'empereur d’Allemagne. Au Danemark, le roi Frédéric III
ouvre aux réfugiés espagnols et portugais son royaume, interdit à tous autres
juifs. En Angleterre, dès le quinzième siècle, on voit sir Edward Brandon ou
Brampton, un converti originaire de Lisbonne, anobli, nommé capitaine et
gouverneur des Iles anglo-normandes et son fils armé chevalier par le roi Henri
VH Tudor a Winchester. En Hollande, je l’ai lu dans un livre[5]
recommandé par la France enchaînée, le journal antisémite de M. Darquier de Pellepoix, on demeura
« judéophile » tant qu’on ne connut que les Séphardins. En Turquie, Bajazet se moque du roi d’Espagne
qui appauvrit ses États et enrichit ceux du sultan de cet afflux de tisserands,
d’armuriers et d’armateurs séphardins. L'un de ces derniers,
l'aventurier João Miquez-Nasi,
après avoir été écuyer de la reine Marie de Hongrie, régente des Pays-Bas,
devient duc de Naxos et de la mer Égée par la grâce de Bajazet.
En
France les Séphardins {établissent à Bordeaux, à Bayonne,
à Rouen, à Paris, a Toulouse et, en ordre dispersé, en bien d’autres villes.
Ils ne sont pas usuriers ou colporteurs comme les juifs d’Allemagne ; ils
s’adonnent au commerce maritime (activité non-juive, selon Sombart), à la façon
des Génois ou des Portugais, ainsi qu'à quantité d'autres activités réelles et
utiles. Ils avaient introduit à Marseille les savonneries; à Bayonne, ils introduisent
la fabrication du chocolat ; ils transplantent dans la plaine de Grasse le
jasmin de Catalogne, et, à la Martinique, la culture du cacaoïer.
Bordeaux et Rouen —— tout comme Salonique et Amsterdam — connaissent grâce à
eux un essor considérable. Les entreprises coloniales des Gradis,
à Saint-Domingue, à la Martinique, à Québec, et leur flotte commerciale, sont
citées avec honneur dans toute histoire coloniale de la France du dix-huitième
siècle.
De
ces exilés d’Espagne et de Portugal sont sortis sur le sol français un grand
nombre de personnages distingués et même des hommes qui ont été quelque chose
de plus. On sait que Michel de Montaigne était de cette race par sa mère
Antoinette Lopez ou de Louppes, apparentée à d'autres
Nouveaux Chrétiens connus, le chancelier d’Aragon Luis de Santangel,
protecteur de Christophe Colomb, et le Père jésuite Martin del
Rio, sénateur des Pays-Bas. Des travaux du docteur Bertreux,
dont les lecteurs de la Revue
hebdomadaire ont eu la primeur, le 12 février 1938, établissent en outre
que l’ascendance paternelle de Montaigne n’était pas toute gasconne, comme on
le croyait, mais partiellement séphardine, par les Eyquem et les de Santé. Plusieurs familles de magistrats
sont issues des Lopez ou de Louppes, ainsi que les La
Fare (Lopes de La Fare),
plus illustres, dont sortiront un charmant poète, le marquis de la Fare, et un prince de l’Église, le cardinal de La Fare, qui prononcera le discours l’ouverture des États
Généraux de 1789 et le discours religieux au sacre de Charles X.
Une
autre famille de Nouveaux Chrétiens, celle des Govéa,
représentée au Portugal, son pays d'origine, par le frère Antonio de Govéa, évêque de Cyrène et légat pontifical à la cour du
schah de Perse, a produit en France de grands universitaires. André de Govéa, à qui Rabelais donne le sobriquet d’Engoulve-moutarde et que Montaigne appelle « le
plus grand principal de France », était principal du collège de Guyenne, à
Bordeaux; il retourna au Portugal pour organiser l’université de Coîmbre. Antoine de Govéa,
professeur de droit à Cahors, puis à Grenoble, était l’un des plus illustres jurisconsultes
de son temps. Cujas le proclamait le plus grand de tous les interprètes du
droit romain quotquot sunt aut fuere, et de Thou louait
en lui un poète latin, plein d’élégance et l’un des plus profonds philosophes
de son époque.
Le
chancelier de L'Hospital, ami de Montaigne et des Govéa, était-il aussi d’extraction séphardine,
fils d’un médecin du connétable de Bourbon? On l’a dit et Malvezin
l’affirme, mais je n’ai pu m’assurer si c’est bien l’opinion de ses biographes
les plus récents.
Les
Miro, originaires de Tortosa, qui portent un nom judéo-catalan
et qui apparaissent en France, dans la seconde moitié du quinzième siècle en la
personne de deux médecins, étaient certainement d’extraction séphardine. Ils ont fourni une longue lignée d’hommes remarquables,
depuis Gabriel et François Miro, médecins de Charles VIII, jusqu'à Charles
Miron, archevêque de Lyon au dix-septième siècle, en passant par d’autres Gabriel
et d'autres François Miron, qui furent médecins de Louis XII, de François Ier,
de Henri II, de François II et de Charles IX, par François Miron, prévôt des
marchands de Paris, surnommé le Père du peuple, et par Robert Miron, lui aussi
prévôt des marchands, président du Tiers aux États généraux de I614, qui fut ambassadeur
en Suisse et mourut intendant du Languedoc.
Les
Nostredame sont moins oubliés, grâce à l'auteur des Centuries, le célèbre astrologue Michel
de Nostradamus, conseiller et médecin ordinaire des rois Henri II, François II
et Charles IX, que Ronsard a célébré en ces termes :
Comme un oracle
antique, il a dès mainte année
Prédit la plus
grande part de notre destinée.
Jean
de Nostredame, son frère, procureur au Parlement d’Arles,
fut un chansonnier fort renommé. Il a laissé les Vies des plus célèbres et anciens poètes provençaux qui ont floury du temps des comtes de Provence (1575). « L’Histoire et chronique de Provence par
César de Nostredame, gentilhomme provençal » est
due à un fils de l’astrologue, qui fut peintre et poète. César de Notre-Dame
qui avait épousée Claire de Grignan, reçut de Louis XIII le titre de
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Son livre s'ouvre sur une charmante
et savoureuse apologie de la Provence : « L'une des plus illustres pièces
de Dieu est le monde, du monde l’Europe, de l’Europe la France et de la France
la Provence... »
A
la même époque, Élie de Montalto est médecin de Catherine
de Médicis, Garcia médecin de la maréchale d’Ancre. Le seigneur Lopez,
aventurier judéo-espagnol, devient le confident et l’ami de Richelieu, qui
l’envoie en mission officielle auprès des États de Hollande, l’anoblit, le
nomme conseiller d’Etat et maître d’hôtel du roi. Son gendre, Louis-Henri
d’Aquin, de son vrai nom Crescas, premier médecin de Louis XIV, que Molière a
tourné en ridicule sous le nom de Thomes, a deux fils
qui lui succèdent en qualité de médecin du roi; un troisième, Luc d’Aquin, embrasse
la prêtrise et devient évêque de Fréjus.
Et
que d'autres familles de médecins judéo-espagnols il faudrait citer : les Saporta, famille noble de Saragosse dont un membre réfugié
à Montpellier, le médecin Louis Saporta, ami de Rabelais
et de Nostradamus, est l'ancêtre des marquis de Saporta;
les Astruc qui ont donné eux aussi à la‘ France
d'illustres médecins ; plus tard Jean-Baptiste Silva, médecin de Louis XV qui
l’anoblit et de Voltaire qui fait son éloge en prose et en vers
Malade et dans un
lit de douleur accablé
Par l’éloquent
Silva vous êtes consolé
Il sait l'art de
guérir autant que l'art de plaire.
et Daniel de Fonseca, autre
familier de Voltaire, et le médecin Joseph Cardozo,
ami de Montesquieu et de Réaumur...
Que
conclure? Ceux qui pensent avec Taine « que les faits soient physiques ou
moraux, il n’importe, ils ont toujours des causes », ceux-là se sont peut-être
déjà dit, au cours de la lecture de cet article, qu'un contraste aussi marqué et aussi constant que celui que l’on observe
entre la destinée des Séphardins et celle des autres
juifs, ne peut pas être l'effet d’un hasard ou de quelque différence superficielle.
Le
contraste des Séphardins avec les autres juifs a été
noté par les Séphardins eux-mêmes, par de nombreux antisémites
et même par des historiens ou ethnologues judéo-allemands. Au seizième siècle,
juifs portugais et juifs allemands se sont rencontrés et, selon le mot de Leroy-Beaulieu,
« ils ont eu peine a se reconnaître ». Par la suite, incorporés aux mêmes
nations, ils ne se sont pas unis. On lit dans la Jewish Encyclopedia
des plaintes venues des pays les plus divers contre le séparatisme tenace
des Séphardins.
Ainsi
distincts en fait des autres juifs, les Séphardins ont
toujours réclamé un procès séparé. C’est, au dix-septième siècle, un Portugais
d'Amsterdam, le philosophe Manassé ben Israël, le maître de Spinoza, l'ami et
le modèle de Rembrandt, l'ami, aussi, des protestants menonnites,
qui 1e tenaient pour un des leurs. Dans sa Lettre a la République d’Angleterre,
il écrit que, s'il se trouve des juifs allemands qui pratiquent l'usure, par
contre les juifs espagnols n’ « éprouvent pour elle que de l'horreur ».
C'est, au dix-huitième siècle, Isaac de Pinto, qui prend la défense des
Portugais dans une lettre à M. de Voltaire publiée par Rodrigues Péreire et reproduite par l’abbé Guénée.
Pinto reproche à Voltaire d'attaquer les juifs en général et de n'avoir pas
«commencé par distinguer des autres juifs les Espagnols et les Portugais ». On
ne peut, dit-il, ignorer « leur délicatesse scrupuleuse à ne point se méler par mariage, alliance ou autrement avec les juifs des
autres nations... Leur synagogue d’Amsterdam paraissait une assemblée de
sénateurs et quand des seigneurs étrangers allemands y entraient, ils y
cherchaient les juifs, sans pouvoir se persuader que ceux qu’ils voyaient
fussent la même nation qu’ils avaient connue en Allemagne. Il les décrit plus
dupes que fripons, souvent victimes des usuriers, rarement, peut-être jamais,
usuriers eux-mêmes. Les vrais vices qu’on peut leur reprocher sont d'une nature
non seulement différente, mais toute opposée de ceux que M. de Voltaire impute
aux juifs. Le luxe, la prodigalité, la passion des femmes, la vanité, le mépris
du travail et du commerce, que quelques-uns n’ont que trop négligé, ont été
cause de leur décadence. Une certaine gravité orgueilleuse, et une fierté
noble, font le caractère distinctif de cette nation. » « Ceux qui
connaissent les juifs portugais de France, de Hollande et d’Angleterre savent
que loin d'avoir, comme dit M. de Voltaire, une haine invincible pour tous les
peuples qui les tolèrent, ils se croient au contraire tellement identifiés avec
ces mêmes peuples qu'ils se considèrent comme en faisant partie. Leur origine
espagnole et portugaise est devenue une pure discipline ecclésiastique ».
C’est
encore l’armateur bordelais Gradis écrivant en 1789 à
Dupré de Saint-Maur : « Comme vous savez l’insurmontable éloignement
qu'ils [les juifs portugais] ont dans toute l’Europe à s’allier ou incorporer
avec toute autre sorte de juifs avec lesquels ils ne veulent pas être
confondus, ce sera leur rendre le plus signalé des services que de vouloir bien
engager M. de Malesherbes à ne les comprendre en rien dans la nouvelle loi
qu’il est chargé de rédiger en faveur des juifs d’Alsace et de Lorraine ».
Sous
le Second Empire, c’est Mirès qui met en lumière « l’antagonisme
des races juives du Nord et du Midi ». La foule, écrit-il, « les confondra
peut-être un jour dans sa colère, sans distinguer les différences si sensibles
entre les uns et les autres ». Pour lui, les juifs du Nord sont des prêteurs,
des financiers, mais les Portugais ont puisé dans la race latine de plus nobles
instincts. Leurs entreprises sont industrielles et ils y cherchent la considération
autant que la richesse. Il écrit à Louis Veuillot : « Mes coreligionnaires
sont en train de tenir une telle conduite que fatalement une réaction se
produira contre eux chez tous les peuples ».
Je
citerai enfin fauteur d'un livre récent, le Dr Saül Mézan
(De Gabirol à Abravanel, Sofia, I936). Il décrit les Séphardins comme « une race qui est le produit du
croisement de races méditerranéennes[6]»
et il précise certains caractères spirituels par lesquels ils se distinguent
des Askénasins ou juifs allemands : « En religion,
l’école libérale dite de Hillel a prévalu chez les Séphardins,
alors que l’école rigoriste dite de Chammai s’est
perpétuée chez les Askenazis[7]...
L’esprit séfardique a été travaille’ pendant des siècles
par la Bible et la Cabbale, alors que l'esprit askenazique
a été modelé sur le Talmud et le « pilpoul » qui
ont une logique toute spéciale et sont toujours en guerre avec la poésie... Le
Sefardi voit le monde tel qu'il est et s’adapte au milieu l'Askenazi
considère le monde tel qu’il doit être d’après lui... Le Sefardi possède une
notion plus saine de l'ordre social, il est plutôt conservateur modéré que révolutionnaire[8].
Nous
venons de voir les Séphardins peints par eux-mêmes.
Voici des témoignages judéo-allemands. Grætz, le
Mommsen du judaïsme, selon M. Tharaud, écrit qu'aux yeux
de leurs coreligionnaires les juifs exilés d’Espagne « formaient une
véritable aristocratie... Ils avaient tout perdu sauf leur fierté espagnole,
leur allure castillane... Ils présentaient un vif contraste avec les juifs
allemands qui tenaient presque pour un devoir religieux de vivre séparés des
chrétiens. Au contraire les Séphardins se mêlaient à
la société chrétienne ou ils se faisaient estimer par la fermeté et la dignité
de leur caractère ». Kayserling, dans la Jewish Encyclopedia, reprend ces éloges, met en valeur l’honorabilité
des activités professionnelles des Séphardins, admire
leur invincible fidélité à l’Espagne. Pour Neubauer,
un ethnologue, « les juifs allemands (Askenazins) ont
une grande bouche, un gros nez, les cheveux crépus; les Espagnols (Séphardins) ont le corps élancé, le nez mince et allongé,
les yeux grands et beaux ».
D'autres
non-Séphardins reprochent aux Séphardins
d'être trop peu juifs. Malesherbes ayant demandé en 1788 si un juif pouvait
manger à la table d’un chrétien, Gradis répond « oui »
et l‘Alsacien Cerfberr, indigné de cette réponse,
déclare que les juifs portugais sont des mécréants et des hommes dissolus. De
même le chancelier Pasquier note dans ses Mémoires que « les juifs portugais
étaient suspects à tous leurs coreligionnaires qui les considéraient comme des
apostats ». Selon M. Ruppin, professeur à Tel-Aviv,
la pensée des grands hommes du judaïsme espagnol n'était pas juive et « les
juifs de France et d’Allemagne, contemporains de Maimonide, mais fidèles à la tradition,
furent horrifiés de ses œuvres qu’admiraient tant les juifs espagnols ».
Pour lui, c'est l'édit des Rois catholiques qui en brusquant les choses en 1492
a préservé d’une absorption progressive et intégrale la fraction des juifs
d’Espagne qui n'étaient pas encore convertis. Un israélite anglais d’origine
marocaine[9],
surnommé Picciotto, reproche aussi aux Séphardins les innombrables désertions par conversion et
mariage mixte qui ont fait fondre les effectifs de leur race dans cette
Angleterre où les autres juifs se sont au contraire fidèlement multipliés. En
règle générale les auteurs juifs ne louent ni ne critiquent les Séphardins comme ceux que nous venons de citer : ils
évitent le mot même de Sépliardin, ils s'annexent
Spinoza et Disraéli, et ils interprètent en fonction de
leur propre histoire et de leur psychologie propre l'histoire, les actes, les
écrits des Séphardins. Ceux-ci, sous un tel
éclairage, font inévitablement figure d'hypocrites.
Interrogeons
maintenant des auteurs qui ne sont ni juifs ni juifs portugais. L’académicien
espagnol Pulido Fernandez qui a consacré aux Séphardins un livre plein de sympathie (Españoles sin Patria : la raza
sefardi), s'exprime ainsi : « Notre
impression personnelle quant au physique des Séphardins
est qu'ils ont exactement le type
espagnol[10].
Il est certain que mêlés a nos concitoyens ils passeraient parfaitement pour
des naturels de notre pays et que les traits de la physionomie de la plupart
d'entre eux nous rappellent en tous points ceux de tel ou tel de nos amis ou de
gens que nous connaissons de vue; et enfin qu'on ne voit rien ni dans leurs
manières, ni dans leur aspect personnel, qui puisse les signaler comme
appartenant a une autre race, distincte de l'espagnole. » C’est par les mélanges de sang
qui se seraient produits surtout pendant les premiers siècles de l'établissement
des juifs en Espagne que Pulido Fernandez explique
cette ressemblance. Telle est également l’explication admise par Blasco Ibañez ainsi que par
l'anthropologue anglais Haddon dans son ouvrage sur les Races humaines et leur répartition géographique. (Traduction, Paris,
1927.)
Voici
maintenant Houston-Stewart Chamberlain, ce philosophe anglo-allemand qui a
renouvelé l'interprétation raciste de l’Histoire et qui est regardé aujourd’hui
par les nationaux-socialistes comme le principal précurseur de leur doctrine.
Dans sa Genèse du dix-neuvième siècle
(traduction française par R. Godet, éditions Payot, 1913), il parle des Séphardins comme d'une race distincte, qu’il convient
d’abord de caractériser et dont on expliquera ensuite, si on le peut, de quels
éléments elle s'est formée.
« En
Angleterre, en Hollande et en Italie, écrit-il, il existe encore d’authentiques
Sephardim, mais en petit nombre, car ils ne peuvent
presque plus éviter le mélange avec les Askenazim ou
« juifs allemands » : ainsi les Montefiore de la génération actuelle ont tous
épousé des représentants de ce dernier groupe. C’est dans l’Europe orientale, où
les Sephardim non adultérés fuient le contact des
autres juifs et marquent une horreur presque comique pour les Askenazim, qu’il faut les étudier...
«
Voilà de la noblesse au plein sens du mot, voila l’authentique noblesse de race
! Belles statures, nobles têtes, dignité parfaite dans le discours et dans le
maintien... Si quelqu’un désire connaître par le témoignage de ses yeux ce
qu'est une race noble et ce qui n’en est pas une, qu’il fasse venir de
Salonique ou. de Sarajevo le plus pauvre des Sephardim (ces gens possèdent rarement de grandes richesses[11],
car ils sont d'une honnêteté scrupuleuse) et qu’il le confronte avec un baron
Rothschild ou un baron Hirsch de son choix : il
apercevra aussitôt la différence « entre la noblesse que confère la race et
celle qu'octroie un monarque ». Quand il s'agit d’expliquer la formation de
la race séphardine, Chamberlain est moins
catégorique. Il signale d’abord que les Séphardins
descendent de l'aristocratie de la Judée déportée en Espagne par les Romains, ce
qui est à peu près conforme à la tradition des Séphardins
eux-mêmes, qui est qu’ils descendent de la tribu royale de Juda[12]
et des princes de la maison de David déportés en Espagne par Nabuchodonosor.
Mais Chamberlain soumet aussi au lecteur l'hypothèse de « l'anoblissement des Séphardim par le sang gothique ». « Les Goths qui plus
tard passèrent en masse à l’islamisme dont ils furent les plus nobles et les
plus fanatiques champions, avaient auparavant adopté en grand le judaïsme ;
un spécialiste en la matière, professeur à l'Université de Vienne, m'assure que
la supériorité morale et intellectuelle, autant que physique, des juifs dits
«espagnols et portugais » s'expliquerait par ce riche appoint de « sang
germanique. »
Et
lord Redesdale, 1e traducteur anglais de la Genèse du dix-neuvième siècle,
signale à son tour le caractère « intensément aristocratique » des Séphardins, auquel il attribue l'adoption de l'un d'entre
eux, qu'il a bien connu, Disraeli, par « le sang le plus bleu de l’Angleterre
».
Parmi
les auteurs français les Séphardins n'ont pas moins
bonne presse. « Dès que les Sefardim échappent a a la
misère, lit-on dans les Hommes de bonne
volonté de M. Jules Romains, leur type s'élance vers la beauté. « On ne
peut guère refuser de voir en eux une souche noble de l’espèce humaine. » L’antisémite
Drumont ne se montre pas aussi aimable, mais il laisse voir que, dans les Séphardins, il ne reconnaît plus très bien l’objet de sa
haine : « Il faut, dit-il, distinguer dans le juif deux types absolument
distincts, le juif du Midi et le juif du Nord, le juif portugais et le juif
allemand... le juif du Midi est parfois beau physiquement... quelques-uns font
songer à quelque compagnon des rois maures et même à quelque hidalgo
castillan... » Ailleurs, il parle de la situation privilégiée qu'avaient valu
sous l’ancien régime aux juifs portugais de Bordeaux « une certaine tenue, un
mérite réel et un respect relatif, étonnant chez des israélites, de la religion
de ceux qui leur avaient accordé l'hospitalité ». Une intéressante étude de M. Gentizon dans la Revue
universelle nous apprend que l'auteur de l'Essai sur l'inégalité des races avait lui aussi connu les Séphardins, « ces juifs méditerranéens volontiers talon
rouge, hautains, fiers, dont Gobineau et Gomez Carillo ont tracé des portraits de haut style ».
J'ai
tenté d'ailleurs[13] de définir la conception du monde qui paraît propre aux Séphardins; j'ai marqué, après M. de Casa Fuerte[14],
la place des philosophes judéo-espagnols, d'Avicebron
à Spinoza, dans cette lignée panthéiste qui part de l’Inde antique et aboutit à
la philosophie allemande, à Gœthe, a Schelling, à Schopenhauer
et à Nietzsche. J'aurais voulu reprendre tout cela sous un autre jour, mettre
en valeur le caractère distinctif des Séphardins qui
est leur quiétude spirituelle, et découvrir les liens qui unissent une seule famille
le quiétisme, le mysticisme, le panthéisme, la poésie, le sentiment de
l'honneur, le pessimisme et aussi l'aptitude à observer objectivement, a se
soumettre aux faits. Mais il faut se limiter, et je ne suis que trop sorti du
cadre que je m'étais tracé.
Je
veux conclure sur une observation qui nous ramène à l'ancienne France et à son
comportement a l’égard des juifs. Si elle traitait les Séphardins
mieux que les juifs allemands, ce n'était pas à la suite d'un examen
craniologique ou séro-ethnique, mais parce qu’ils se
présentaient à elle d'une tout autre façon. C'étaient des étrangers, mais ils
n’apportaient rien qui fût étranger au fond commun des peuples d’Europe. Et ils
s'unissaient sans conditions ni réticences à la société française chrétienne et
monarchique. Ils s’assimilaient à elle non seulement par les mœurs, mais par
l'esprit et par le sang : presque tous ceux que
cités étaient chrétiens, et mariés à des Françaises de souche
chrétienne; de même, en Angleterre, de sir Edward Brampton à Disraeli, tous les
Séphardins qui ont compté étaient protestants et
mariés à des Anglo-Saxonnes. Cette absence de résistance à l'absorption est
cause du déclin démographique de la race judéo-ibérienne : c’est aussi l'une
des causes du peu d'hostilité qu’elle a soulevé au cours de son histoire. Au contraire,
les autres juifs doivent à leur consistance ethnique, à leur résistance à l’absorption,
non seulement leur remarquable ascension démographique, mais aussi les difficultés
presque insurmontables qu'ils rencontrent aujourd’hui.
PARIS.
— TYPOGRAPHIE PLON, 8, RUE GARANCIÈRE. — 1939.