Israël parmi les nations,

Anatole Leroy-Beaulieu
Paris, 1893.

Extraits choisis. Le livre se trouve dans son intégralité ici.

De l'antisémitisme

L'antisémitisme n'est conforme ni à nos principes, ni à notre génie national. Il nous est venu du dehors, de pays qui n'ont ni notre esprit, ni notre tradition. Il nous est venu d'outre-Rhin, de la vieille Allemagne, toujours prompte aux querelles confessionnelles et toujours imbue de l'esprit de caste ; de la nouvelle Allemagne, toute gonflée de l'orgueil de race et dédaigneuse de tout ce qui n'est point tudesque.
L'antisémitisme peut aussi se réclamer de la Russie, de cette énorme et informe Russie demeurée, dans ses steppes et ses forêts, à l'écart des grands courants de la vie moderne ; de la sainte Russie orthodoxe, à demi orientale, à demi asiatique, qui cherche l'unité nationale dans l'unité religieuse, et ne fait pas toujours meilleur visage au catholique et au luthérien qu'à l'israélite ; de cette Russie autocratique qui diffère de nous par toutes ses institutions et par toutes ses conditions économiques, politiques, religieuses ou sociales. Quelque sympathie que nous inspirent l'âme slave et le génie russe, les Russes, qui nous ont si souvent imités, seraient fort étonnés de se voir copier par nous ; autant vaudrait proposer au Tsar de prendre, pour ses moujiks et pour ses Cosaques, modèle sur la République française.
Avec le nombre et l'importance des juifs croissent les antipathies et les jalousies contre le juif. De là l'antisémitisme. A l'Occident, non moins qu'à l'Orient, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en France même, aussi bien qu'en Russie, en Roumanie, en Algérie, la question, pédantesquement appelée sémitique, a surgi devant des générations qui se seraient crues étrangères à pareilles disputes.
En Occident, comme en Orient, la question a plusieurs faces. On peut l'envisager sous trois aspects principaux, dont l'importance relative varie suivant les diverses contrées et les différentes époques. C'est, à la fois, une question religieuse, une question nationale, une question économique ou sociale. La complexité en fait l'acuité. Entre le juif et le chrétien, entre « le Sémite et l'Aryen », se dressent ensemble, ou tour à tour, l'intolérance confessionnelle, l'exclusivisme national, la concurrence mercantile, c'est-à dire tout ce qu'il y a de plus propre à diviser et à passionner les hommes. L'antisémitisme est, en même temps, une guerre de religion, un conflit de races, une lutte de classes. Il a sur les peuples trois prises diverses. De cette façon, s'explique son apparition simultanée, en des pays si divers à la fin du siècle de Pasteur et de Renan.
L'antisémitisme n'est pas uniquement un phénomène de rétrogression, ni un fait d'atavisme, bien qu'il y entre, selon la remarque de Lombroso, une part d'atavisme, de répugnance instinctive héritée des ancêtres. Si c'est un revenant d'un autre âge, il n'a pas eu de peine à s'équiper à la moderne. Tout en lui n'est pas ancien et suranné. Il est de son temps, il connaît le jargon du jour, il a passé par les universités allemandes, étudié Darwin et servi sous Bismarck ; il a quelque idée de Malthus et des économistes, surtout des « socialistes de la chaire » ; il se plaît à invoquer « les lois de l'histoire » ; il sail, au besoin, citer les auteurs à la mode et ne dédaigne point, à l'occasion, de faire le pédant. L'hébréophobie, chez lui, n'est pas seulement un rôle, une attitude; il est de bonne foi. Il croit, tout le premier, au péril qu'il signale. C'est que, il faut bien le dire, la haine contre les juifs a trouvé des aliments nouveaux dans les idées nouvelles. Politiques, scientifiques, économiques, nos modernes théories lui ont fourni des armes qu'on n'aurait pas crues faites à son usage.

De la religion juive dans ses rapports avec le christianisme

Il serait curieux de rechercher en quoi le Judaïsme et la morale juive diffèrent du christianisme et de la morale chrétienne. Ils se ressemblent et ils diffèrent comme la Bible et l'Évangile. Là même où elles sont d'accord, où toutes deux disent la même chose, il y a, entre l'ancienne loi et la nouvelle, une différence d'accent, je ne sais quoi de plus tendre, de plus suave chez la fille que chez la mère. Un juif dirait que l'une est plus féminine, l'autre plus virile; que s'il y a plus de cœur et de sentiment dans la loi nouvelle, il y a plus de raison chez l'ancienne. Dans l'ancienne, en tout cas, l'au-delà tient moins de place. C'est peut-être, au point de vue moral, la grande différence entre elles.
L'une regarde plus vers le ciel, l'autre tourne davantage les yeux vers la terre. Le judaïsme a moins de penchant au mysticisme et moins de goût pour l'ascétisme; il n'a jamais eu la folie de la croix et du renoncement. Sa foi a un caractère éminemment pratique. C'est là, tout ensemble, sa supériorité et son infériorité.
Sa morale, son culte, son rituel même, ont pour objet la vie terrestre. Il y a, chez lui, une sorte de positivisme inconscient. Ses observances ne semblent, le plus souvent, que des pratiques hygiéniques, ou se laissent aisément ramener à des règles d'hygiène. — « Faites circoncire vos fils; ils vous en sauront gré, assurait un médecin Israélite qui n'avait de foi qu'en la Science; et voulez-vous éviter la tuberculose et les maladies parasitaires, ne mangez que de la viande kacher. »
La religion de l'israélite ne l'oblige point autant à faire fi des joies et des biens terrestres ; elle ne se gène pas pour les lui promettre, comme une récompense. Elle semble faite pour la vie et pour les combats de la vie. Par là, elle n'est point étrangère aux succès du juif dans les luttes de ce monde. Israël doit à sa loi une bonne part de sa force : les biens qu'elle lui a promis, elle les lui a donnés. Ce n'est point là ce qui, dans le judaïsme, choque le politique ou le philosophe. Tout au contraire, l'utilitarisme moderne lui en saurait gré; il lui donnerait volontiers la préférence sur ses deux grands rejetons, le christianisme et l'islam. Et pourtant, c'est cette morale israélite que nous osons incriminer. — Comment cela? Il semble blasphématoire d'entendre des chrétiens taxer d'immorale la religion dont ils tiennent le Décalogue, la loi dont le Christ et les apôtres ont scrupuleusement observé les préceptes. Cette apparente contradiction s'explique de deux façons. Et, d'abord, on peut établir une distinction entre l'antique hébraïsme et le judaïsme moderne, entre la Bible et le Talmud. Puis, l'ancienne loi elle-même, un chrétien peut montrer qu'elle était, avant tout, une loi nationale, propre aux juifs, fondée sur un contrat entre Dieu et Israël, sur une alliance entre lahveh et son peuple. A cet égard, peut-on dire, l'œuvre du christianisme a moins été d'achever la loi que de l'étendre à toutes les nations. De là, contre les juifs et contre le judaïsme, un double chef d'accusation, qui peut se ramener à un seul, car le reproche principal fait au Talmud, c'est qu'il a renforcé l'exclusivisme national, déjà sensible dans la Thora.

Qu'est-ce que le Talmud ?

Le Talmud n’est qu'une vaste compilation d'opinions, souvent contradictoires, de diverses écoles et de diverses époques. Autour de la Mischna, recueil des anciennes décisions rabbiniques, s*est amoncelé, sous le nom de Ghémara, un amas énorme et incohérent de commentaires, d'annotations, de gloses, de discussions de toutes sortes. Essayons-nous de pénétrer dans l'immense dédale du Talmud, nous y trouvons de tout : de la théologie, de la morale, de la politique, de la jurisprudence, de la médecine, de la casuistique. Nous y rencontrons aussi des fables, des légendes, des formules magiques. C'est l'informe encyclopédie des traditions religieuses et juridiques, et aussi des rêveries et des préjugés d'Israël vaincu, — le tout sous forme de procès-verbaux des séances tenues par les académies rabbiniques. On y trouve souvent rapportées des opinions différentes ; comment s'étonner si l'on y découvre des contradictions, du fatras, des idées enfantines ou séniles à coté de pensées sublimes, beaucoup de pierres à côté de quelques perles? Supposons, un instant, nos scolastiques du moyen âge, nos canonistes, nos hagiographes et notre légende dorée, nos casuistes du XIVe et du XVe siècle réunis, sans critique et sans choix, en une sorte de corpus. Une pareille somme d'écrits théologiques, approuvés ou non par l'Église, serait-elle toujours d'accord avec nos modernes notions de droit et de justice? Le juif qui prétendrait y chercher la morale chrétienne serait-il embarrassé d'y relever des propositions malsonnantes ? Ne s'est-il point, par exemple, rencontré des théologiens pour enseigner que les princes n'étaient pas obligés de tenir la parole donnée à un hérétique ? Et l'application de cette inhumaine doctrine n'a-t-elle jamais été réclamée par des prêtres du Christ ? Avons-nous oublié ce que la verve de Pascal a fait des subtilités de nos casuistes ? Quoi de surprenant si le Talmud, vieux déjà de quinze siècles, contient des maximes qui choquent notre conscience contemporaine ? Ce qui doit nous surprendre, ce n'est pas les erreurs, les puérilités, les âpretés de la Mischna ou de la Ghémara, mais bien plutôt la délicatesse ou l'élévation de certaines de leurs vues, l'ingéniosité de leurs discussions, l'humanité, pour ne pas dire la charité de leurs décisions. Veut-on juger ces vieux monuments talmudiques, il nous faut les replacer dans le cadre de leur temps, comparer, par exemple, la jurisprudence des rabbins de Babylone ou de Tibériade aux lois des Francs ou des Visigoths, ou mieux encore, aux Pandectes de Justinien, car le Talmud est, avant tout, un corpus juris. Force nous est bien alors de reconnaître que l'avantage n'est pas toujours aux chrétiens.
Pendant que ses rabbis compilaient la Mischna ou la Ghémara, le judaïsme traversait la crise de son existence. Il passait, malgré lui, sous le dur laminoir romain ou perse, de l'état de nation à l'état de religion. Après avoir été, durant des siècles, un peuple compact, il allait devenir une tribu religieuse éparse dans le monde. De pareilles mues ne s'opèrent pas sans souffrances, ni sans résistances. Il semblait que, le Temple renversé, le culte de Jéhovah ne pût survivre à son peuple ; que Juda, chassé de son héritage et dispersé aux quatre vents, dût périr tout entier. N'allait-il pas disparaître au milieu des nations et se perdre dans l’océan des gentils, sur lequel flottaient au loin ses épaves?
Le grand souci des docteurs fut de sauver. L’une par l'autre, la religion et la nationalité; toutes deux leur semblaient indissolublement liées. Qui eût osé prévoir que l’une saurait survivre indéfiniment à l'autre? De là, en même temps, l'exclusivisme national et le ritualisme excessif du Talmud. Pour assurer le salut d'Israël, il fallait enchaîner les juifs les uns aux autres et séparer le juif des gentils. Les rabbis le comprirent. Le Talmud fit de la religion un ciment à la fois et un isolant; entre le juif et le goï s'interposa une muraille de rites. Israël, démantelé, tombait en morceaux; pour empêcher ses débris de se réduire en poussière, les docteurs l'entourèrent et, pour ainsi dire, le cerclèrent de multiples et solides lois, de pratiques minutieuses, d'observances étroites. Par là, le Talmud a donné aux juifs une consistance qui, dans la dispersion, les a préservés de se dissoudre au milieu des peuples environnants. Israël a été sauvé par son rituel : le Talmud l'a fait durer, en l’immobilisant pour quinze siècles.
Ces rites, ces observances, qui nous semblent parfois puérils, Israël leur a dû la vie. Mais ce rituel, renforcé par le Talmud, n'enchaîne pas le juif jusqu'à la fin des temps. Les pratiques qui tendent à l’isoler des peuples, parmi lesquels il habite, le juif peut s'en dégager. Nous nous représentons le Talmud comme un code immuable, qui régit à jamais la société juive. Nous nous trompons. Le juif, à mesure qu'il lève la tète en dehors de son milieu traditionnel, s'affranchit peu à peu de l'autorité du Talmud. Les préceptes qu'il tenait naguère pour obligatoires lui semblent facultatifs. Comme il n y a pas, dans le judaïsme d'Église, de pape ou de concile, pour juger ce qui doit être conservé et ce qui peut être modifié, les communautés Israélites jouissent, en fait, d'une grande liberté. Les observances que pratique scrupuleusement le juif de Vilna ou de Berditchef, l'Israélite de Paris ou de Londres peut les négliger. On voit combien il est erroné de nous figurer les juifs comme rivés à perpétuité au Talmud, à son rituel ou à ses maximes.

Du prétendu esprit sémite

« Le caractère sémitique, a dit Renan, est en général dur, étroit, égoïste. » Cela peut être vrai, — et non seulement de l'Arabe — encore que, pour le juif, l’explication en soit plutôt dans l'éducation historique que dans la race. Car, si elle nous semble fréquente chez Israël, la sécheresse d'esprit ou de cœur, il est bon de nous le rappeler, est en grande partie imputable à l'existence que nous lui avons faite.
Il y a, en tout cas, une chose que nous perdons trop souvent de vue, et dont il nous est interdit de ne pas tenir compte. Quand nous parlons de la dureté, de l’étroitesse, de l'âpreté sémitiques, nous ne devons pas oublier que ce qu'il y a de plus doux, de plus délicat, de plus suave sous le ciel, l’Évangile est sorti des tribus sémitiques. Sur cette rocailleuse terre de Syrie a germé le lis des champs dont, après dix-neuf siècles, le parfum embaume encore le monde. Le plus beau mot des langues humaines, le mot de charité, est tombé de la bouche de ces fils de Sem. C'est par des Sémites qu'a été annoncée la bonne nouvelle; c'est à des foules sémitiques, en dialecte sémitique, qu'a été prêché le Sermon sur la Montagne, et c'est par des Sémites, bravant la faim et la soif, que les neuf béatitudes ont été révélées au monde antique. Ici encore, dans sa race et ses ancêtres, aussi bien que dans sa Bible, on ne peut atteindre Israël qu'à travers le Christ. Le Sauveur lui-même n'a-t-il pas dit à la Samaritaine, près du puits de Jacob : « Le salut vient des Juifs »? Il est singulier que des chrétiens en aient perdu le souvenir : la croix du renoncement nous a été apportée sur des épaules juives, cette croix qui fit le scandale de l'Hellène et que, durant trois ou quatre siècles, les fidèles n'osèrent montrer aux adorateurs des dieux de Paros que voilée d'emblèmes mystérieux. Le sang versé sur le Calvaire pour la rédemption des hommes, le sang que nos vieux peintres nous montrent recueilli par des anges en des calices ou des patènes d'or, était du sang juif, du sang sémitique. Ni Marie, mère de Jésus, ni Jean, le disciple bien-aimé, ni Simon, dit Céphas, ni aucun des douze, n'étaient de souche aryenne. Pour qui veut remonter aux origines, — pour qui surtout croit que l’Église a été constituée et ordonnée, dès le début, par les apôtres, — le christianisme lui-même est un produit du sémitisme ; il ne l'est guère moins que le judaïsme. On nous entretient souvent de la conquête sémitique; si le monde a jamais été conquis par les Sémites, c'est par le glaive de Paul de Tarse, d’Annibal ou l'Alexandre chrétien. La bataille de Cannes n'a pas été la plus grande victoire du Sémite. Là où avait échoué le fils d'Amilcar a triomphé le petit juif de Cilicie. Par lui et par les douze, se sont réalisées les orgueilleuses promesses des voyants d'Israël et, grec ou romain, le monde aryen a été courbé sous le sceptre du fils de David. L'empire élevé par les légions romaines a été légué aux héritiers du pêcheur de Galilée. Les statues des Césars ont été renversées de leur piédestal, et les imperatores qui personnifiaient le mieux les armes latines et la sagesse hellénique, les Trajan et les Marc-Aurèle, ont été précipités de leurs colonnes de marbre pour faire place à Pierre et à Paul, les capitaines de Jésus de Nazareth. La louve de Romulus, victorieuse des éléphants du Carthaginois, a été terrassée par le lion de Juda : Vicit leo de tribu Juda, est-il gravé sur la base de l'obélisque de Néron dressé, par Sixte-Quint, devant Saint-Pierre de Rome. L'Église a raison : le Nazaréen a vaincu. Voilà la vraie conquête sémitique, et le génie aryen ne s'en est pas relevé.

Séphardim, Askénazim et la race juive

On sait que Thistoire a partagé les fils de Jacob en deux grands groupes, d'importance numérique inégale : les Séphardim et les Askenazim, les juifs du Midi, appelés juifs portugais ou espagnols, et les juifs du Nord, dit juifs allemands ou polonais. C'est là, on doit le remarquer, une distinction tout historique ou géographique, qui n'a rien à voir avec les anciennes tribus d'Israël. Les distinctions de tribus ont disparu pour faire place à de nouveaux groupements, selon la langue ou les pays d'origine.
Séphardim et Askenazim ne diffèrent pas seulement par leurs traditions et leurs rites; les uns et les autres conservent, souvent encore, dans leurs traits, la marque des migrations auxquelles les a condamnés l'intolérance des siècles. Des deux groupes, les Séphardim semblent le plus pur d'alliage étranger. Ils se sont toujours regardés comme l’élite de la nation, ils formaient naguère parmi elle une sorte de caste aristocratique et ne voulaient pas être confondus avec les autres juifs. Ayant vécu longtemps au milieu de Sémites ou de demi-Sémites, ils ont probablement plus de sang sémitique. Leurs traits ont, d'habitude, plus de finesse : c’est parmi les Séphardim, des deux sexes, que se rencontrent les plus beaux exemplaires du type juif. Ce type prend parfois, chez eux, une noblesse qui est rare chez les juifs du Nord. — Chez les Askenazim, le vieux sang d'Israël s'est davantage mêlé à celui des nations ; il a été, pour ainsi dire, largement étendu de sang barbare. La race se ressent des croisements anciens avec les pesantes populations du Nord-Est, en même temps qu'elle a été marquée au visage par le rude climat du Nord. Les traits se sont fréquemment alourdis : le nez est devenu plus gros, les lèvres plus épaisses ; et ces différences physiques semblent parfois se retrouver au moral. — « Comment, me disait un Russe, voulez-vous qu'avec nos longs hivers, avec nos rhumes et nos catarrhes, les ailes du nez sémitique aient conservé leur finesse orientale? » Le climat, cependant, n'a pu suffire à changer des nez aquilins en nez retroussés ou en nez camards, tels que nous en montrent certaines faces de juifs polonais. Quelques savants préoccupés surtout des caractères ethiques, ont voulu voir en eux deux populations ou deux races distinctes, ne reconnaissant comme foncièrement juifs, juifs d'origine et de sang, que les Séphardim. C'est donner, chez Israël, trop d'importance à la race.
Même au point de vue physiologique, la race n'est ni l'unique, ni peut-être le principal facteur du juif. Et ce que je dis de la race, je le dirais à plus forte raison, du sol, du climat, du milieu physique. Il faut autre chose pour expliquer le juif. Israël est bien moins le fruit d'une race que l'œuvre de l'histoire. Deux choses surtout ont fait le juif et lui ont donné, sous toutes les latitudes, un aspect particulier : l'isolement séculaire et le rituel traditionnel, la séquestration sociale et les pratiques religieuses. Le juif n'est pas le produit naturel d'un sol ou d'un climat; c'est un produit artificiel, le produit d'une double tradition et d'une double servitude, n a été élaboré par deux agents opposés : par le confinement auquel nous l’avons soumis, par les observances auxquelles lui-même s'est astreint. Il a été fait en partie, par nos lois, en partie, par les siennes ; on pourrait dire qu'il a été façonné, de compte à demi, par nos canonistes et par ses rabbins.
Si jamais les influences de milieu ont été puissantes, c'est autour du juif, condamné; durant des générations à un isolement rigoureux. Le juif moderne est le produit du parcage, de tout ce que résume le nom de ghetto. C'est bien, en ce sens, le ghetto qui a fait le juif, et la race juive; c'est-à-dire, c'est nous chrétiens, nos lois civiles, notre droit canon, notre clergé et nos princes. A ce titre, on l’a fort bien dit, les différences qu'il y a entre les juifs et nous, ce n'est pas la race qui les y a mises, c'est nous-mêmes et nos pères. Le type juif a été modelé et immobilisé par le ghetto. Le ghetto a suscité ou développé, entre les juifs de toute origine, des similitudes physiques ou morales, qui tiennent moins à la parenté du sang qu'à l'identité du genre de vie. C'est dans ce fétide et douloureux creuset, à la chaleur des bûchers, que le moyen âge a opéré la fusion des divers éléments d'où est sorti ce métal, d'une dureté et d'une ductilité étonnantes, le juif moderne. Le chrétien avait laborieusement créé, autour de l'israélite, un petit monde fermé dont les habitants, relégués derrière les murs de leurs juiveries, exclus de presque toutes les professions, contraints de se marier entre eux, devaient naturellement tendre à former, au milieu des peuples, une race nouvelle. Qui sait ce qu'eût donné, pour toute autre religion, un pareil régime, prolongé durant quelques centaines d'années ? Des musulmans en eussent fait l'expérience sur des chrétiens qu'il ne leur eût peut-être pas fallu dix générations pour obtenir un type aussi tranché.
Imaginez des animaux, des chevaux ou des chiens, enfermés, pendant quatre ou cinq cents ans, dans un parc clos, strictement isolés de tous leurs congénères, et astreints à une diète uniforme. C'est, à peu près, ainsi qu'on a procédé avec les juifs. On a formé une race humaine, comme des éleveurs créent une race animale. Après cela, il est permis de dire que le juif est le produit du groupement obligatoire, des conditions économiques et politiques, autant et plus que des conditions ethnographiques. Ce qui fait son originalité, c'est moins le sang oriental hérité de ses ancêtres lointains, les Bene-Israël, que le genre d'existence auquel ses pères ont été pliés par les nôtres. Cela est si vrai que, à mesure que tombent les clôtures des anciennes juiveries, les particularités du type et du caractère juifs semblent aller s'effaçant ou s'atténuant.

Ancienneté du judaïsme

C'est qu'en effet le juif, fils de juif, est de vieille race ; et ses goûts, ses passions, son caractère, son tempérament, tout, chez lui, s'en ressent. Qu'il descende, ou non, des patriarches ensevelis dans la caverne de Membrè, le juif appartient à une famille ancienne, il a derrière lui une longue lignée d'ancêtres. Seul il peut, sans invraisemblance, faire remonter sa généalogie, à travers les âges, jusqu'à des temps préhistoriques.
Près des juifs, les aînés des peuples de la vieille Europe sont des adolescents. Laquelle de nos dynasties, ou de nos maisons féodales, oserait comparer la longueur de ses années à celles de la Maison d'Israël ? Et ce n'est pas là seulement une antiquité de date. Israël est surtout une race ancienne par l'antiquité de sa culture. Il y a longtemps qu'a commencé, pour les fils de Jacob, — dans Jérusalem, dans Babylone, dans Alexandrie, — le travail de la tête et le dur labeur du cerveau. Veut-on considérer les juifs comme une race, voilà peut-être le fait capital ; c'est la race la plus anciennement cultivée de notre monde méditerranéen. C'est, à la fois, celle dont la culture remonte le plus haut, et celle dont la culture a subi le moins d'interruptions. Vingt siècles, c'est, pour une famille humaine, un long entraînement. Que sont, à cet égard, les héritiers de notre vieille bourgeoisie ou « les fils des croisés », comparés aux Lévy, fils des Lévites, ou aux nombreux Cahen, Cohen, Kohn, Kahn, Côhn dont les aïeux authentiques, les cohanim du Temple, ont brûlé des aromates, devant l’Éternel, sur Tau tel des parfums, avant d'aller, à l'ombre de Babel, discuter, sur l'origine du monde, avec les devins de la Chaldée et les mages de l'Iran?
L'antiquité et la continuité de leur culture intellectuelle est, — après la sélection séculaire, — ce qui, à mon sens, explique le mieux les juifs, et la place prise par Israël dans nos sociétés. Ils sont venus avant nous ; ils sont nos aînés. Leurs enfants ont appris à lire dans les rouleaux de la Thora avant que fût fixé notre alphabet latin, — bien avant que Cyrille et Méthode n'eussent donné une écriture aux Slaves, avant que les lettres runiques fussent connues des Germains du Nord. Vis-à-vis d'eux, nous sommes des jeunes, des nouveaux ; ils ont, en fait de culture, une avance sur nous. Nous avons eu beau les renfermer, quelques centaines d'années, derrière les murs du ghetto, le jour où ont été arrachées les grilles de leur prison, ils n'ont pas eu de peine à nous rattraper, — jusque dans les voies que nous avions ouvertes sans eux.